Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

 

                Le 2 décembre, date importante pour les deux hommes qui partagent le même anti-bonapartisme, Louis Herbette, avec l'aide du député Gerville-Réache organise la venue à Houilles de 40 à 50 républicains pour un hommage à Victor Schœlcher proscrit de 1851 qu’ils considèrent comme un des fondateurs de la République. A cette occasion, deux enfants offrent à l’abolitionniste des fleurs venues de Pornic. J’ai raconté en détail les liens qui unissent Schœlcher à Pornic[1] et publié récemment ici les lettres adressées à Louis Herbette son hôte de Pornic.

                Le compte-rendu que donne Charles Bos dans le Rappel, journal à tendance radicale créé par les amis de Victor Hugo et dans lequel Schœlcher écrit souvent[2], permet de juger de l’importance du rôle de Louis Herbette, véritable organisateur de l’évènement. Curieusement, la présence du député Gerville-Réache[3], n’est pas mentionnée dans l’article du Rappel ni celle des Antillais signalés par la biographe de Schœlcher Janine Alexandre-Debray[4]. La liste des présents donne la part belle aux Nantais, les députés républicains Roch et Sibille, les artistes Benner et Bertaux. L’amicale des Tarn-et-Garonnais qu’Herbette, ancien préfet du département anime, est représentée avec le procureur Manau , Thierry-Poux et Roziès journaliste de la Tribune du Sud-Ouest. Bartholdi est un ami du conseiller d’Etat. La présence de nombreux artistes et architectes témoignent des préoccupations artistiques du vieux sénateur.

 

HOMMAGE À SCHŒLCHER  

 

                C'était hier le 42e anniversaire du coup d'Etat du 2 Décembre. A cette occasion, de nombreux amis de M. Victor Schœlcher parmi lesquels je me trouvais, ont eu l'idée patriotique et républicaine de lui offrir une plaque de bronze rappelant son héroïque conduite à la barricade du faubourg Saint-Antoine, son amour de la liberté, sa vie de dévouement à la cause de l'humanité.

Victor Schœlcher était avec Baudin, de Flotte et quelques autres députés à l'angle de la rue Sainte-Marguerite, lorsque deux colonnes d'attaque arrivèrent pour enlever la barricade. Les représentants du peuple étaient venus au nom de la loi et de la Constitution, protester contre le crime de Bonaparte. Victor Schœlcher harangua vainement les soldats; à un coup de fusil tiré par un des défenseurs de la liberté, les assaillants ripostèrent par une décharge générale. Baudin fut atteint et tué.

                La mémoire de Baudin a été honorée comme elle méritait de l'être ; quant à M. Schœlcher, il s'est toujours modestement dérobé à toute manifestation sympathique. Ses amis n'en ont pas moins pensé qu'ils devaient vaincre sa modestie, le forcer à accepter un souvenir, lui dire que le 2 Décembre il a joué aussi un grand rôle et que la République le regarde comme un de ses plus illustres

champions.

                Voilà pourquoi la petite maison de Houilles où vit M. Victor Schœlcher était envahie hier par de nombreux républicains, dont plusieurs occupent des situations considérables. Citons : MM. Manau[5], procureur général à la cour de cassation, ancien proscrit de 1851; Louis Herbette[6], conseiller d'Etat; Bartholdi[7], l'éminent statuaire; Roch[8] et Sibille[9], députés de la Loire-Inférieure, où M. Schœlcher va passer tous ses étés; Jean Benner[10] et Hippolyte Bertaux[11], les peintres bien connus; Emile Herbette[12], notaire honoraire; Georges Le Chevalier, ancien préfet, ancien commissaire français de la Dette égyptienne, fils de l'éditeur libéral qui publia sous l'empire nombre d'ouvrages des écrivains de l'opposition) ; Pluchart inspecteur des services administratifs, neveu de l'amiral Pothuau[13], ami de M. Schœlcher; Thierry-Poux[14], sous-directeur de la Bibliothèque nationale, conservateur des imprimés; Debrie[15], architecte, préparateur à l'Ecole des beaux-arts; Mouchon[16], graveur médailliste, médaille d'or de l'Exposition de 1889, Umbdenstock[17], architecte alsacien; Paulin Tasset[18], président de la chambre syndicale des graveurs; Roziès, publiciste[19]; Lallier, etc.

                M. Victor Schœlcher reste confiné dans sa maison de Houilles, une jolie villa meublée simplement mais pleine de bronzes, de tableaux, de bibelots, de photographies artistiques; souvent il se promène dans son jardin où, en été, il y a de frais ombrages et de vertes pelouses. Il supporte sa belle vieillesse avec la vigueur des stoïciens de Rome, qu'il admire tant.

                Nous l'avons trouvé dans son cabinet, prévenu de notre visite, il nous attendait, assis au coin du feu. Avec sa grande robe de chambre noire et ouatée sur laquelle se détachaient un col marin tout blanc et sa longue figure calme, sereine, il avait quelque chose d'un ascète. Il nous a serré la main à tous et s'est rassis dans son fauteuil placé juste au-dessous du portrait de Victor Hugo.

Plusieurs personnes ont pris la parole.

                L'une d'elles a traduit éloquemment les sentiments de l'assistance en donnant Victor Schœlcher comme un exemple vivant aux républicains, aux défenseurs des opprimés, aux hommes respectueux de la loi. M. Schœlcher, ému jusqu'aux larmes, a remercié et déclaré qu'il était touché de cette démarche plus qu'il ne saurait le dire.

                A ce moment, on lui a offert une plaque de bronze magnifiquement gravée par M. Mouchon, plaque très simple mais dont l'inscription retrace toute l'existence de M. Schœlcher :

A VICTOR SCHŒLCHER

En témoignage de la reconnaissance publique et de la profonde affection dues à celui dont la longue vie a été consacrée à la fondation de la République, à la conquête de la liberté et à la défense du droit, au service de la patrie et à la cause de l'humanité.

Paris, le 2 décembre

1851-1893

Puis un diplôme lui a été remis sur lequel nous avons tous signé et où on, lit :

                Le 2 décembre, à notre cher et vénéré Victor Schœlcher, souvenir de concitoyens, ses admirateurs et ses amis, heureux de lui présenter le témoignage de leur attachement, quarante-deux ans après le 2 décembre 1851 et dans la 24e année du rétablissement de la République.

                Dans un cartouche, se trouve cette

devise :  Ut vim jus, sic tempus amor fidelitate superat[20]

                Deux jeunes enfants ont déposé ensuite, entre les mains de M. Schœlcher, des fleurs de Pornic, où il va tous les ans.

                L'émotion de M. Schœlcher était alors à son comble. Il a embrassé les deux enfants et a exprimé de nouveau tous ses remerciements.

                Nous l'avons quitté peu après, fiers d'avoir accompli ce pieux pèlerinage à la demeure d'un grand républicain et d’un homme de bien. Je n'avais jamais, pour ma part, assisté à une cérémonie aussi touchante.

 

CHARLES BOS.

 

Le Rappel du 4/12/1893

 

                Onze ans plus tard, Gerville-Reache et Herbette se retrouvent pour célébrer le centenaire de la naissance de Schœlcher par l’inauguration d’un monument à Houilles élevé par souscription nationale. Camille Pelletan, ministre de la Marine du gouvernement d’Emile Combes procède à l’inauguration. C’est rappeler que Schœlcher fut en 1848 le titulaire du sous-secrétariat de la Marine et des Colonies. Ce n’est qu’un an après sa mort que les colonies furent érigées en ministère indépendant. Le compte-rendu du Rappel, comme celui de 1893, insistent sur les qualités républicaines de l’ancien ministre mais ne mentionnent pas son œuvre d’abolitionniste.

 

LE CENTENAIRE DE VICTOR SCHŒLCHER

A Houilles. — M. Pelletan inaugure.

 

                L'inauguration du monument consacré à la mémoire de Victor Schœlcher, a eu lieu hier après-midi, à Houilles (S. -et-O.), où il mourut.

                Ce monument est l'œuvre de Mme Syamour, sculpteur, fille d'un ami de Schœlcher, et de. M. Lecarron, architecte. Il est en pierre de Neuville, orné de bas-reliefs en bronze, dus aussi à Mme Syamour. Il est d'un heureux mouvement et d'un bel effet.

                Le ministre de la marine présidait la cérémonie, assisté des représentants du président du conseil, des ministres des affaires étrangères, de l'instruction publique, du préfet de police, du préfet de Seine-et-Oise, de plusieurs sénateurs et députés, des membres du comité d'initiative.

                En plusieurs discours, la vie et l'œuvre de Schœlcher ont été retracées. M. Gerville-Réache, vice-président de la Chambre des députés, président du comité, en offrant le monument à la ville a pris le premier la parole.

                Après avoir retracé la carrière de Victor Schœlcher, sa conduite héroïque an coup d'Etat de Décembre, son exil, sa rentrée en France au lendemain de Sedan, la part qu'il prit à la défense de Paris son dévouement et son incarcération pendant la Commune. M. Gerville-Réache continue en ces termes : « Schœlcher a été un homme tout d'une pièce depuis sa plus tendre jeunesse. Il n'a composé qu'une fois dans sa vie avec la vérité, c'est le jour où, évitant les sbires du prince Napoléon, il sortit de France, lui, libre-penseur, revêtu d'une soutane de curé. Autrement, il n'a jamais transigé ni avec sa conscience, ni avec ses principes. »

                M. Gerville-Réache termine en adressant ses remerciements au comité du monument, à Mme Syamour, auteur du monument, et à M. Lecarron, architecte ; aux souscripteurs, parmi lesquels figure le Président de la République. D'autres discours ont été prononcés par le ministre de la marine, M. Berteaux, député de Seine-et-Oise, Herbette, conseiller d'Etat, André, sénateur d'Haïti et le maire de Houilles.

                Un banquet a eu lieu après la cérémonie.

 

Le Rappel du 5 juillet 1904

 

               Le journal revient trois jours plus tard sur le discours de Louis Herbette. Le décret abolissant l’esclavage dans les territoires français est rappelé en introduction, mais les propos du conseiller d’Etat insistent à nouveau sur son action en 1851 et son rôle de restaurateur de la République.  Les paroles que lui inspirent les derniers jours de son ami ne contredisent pas le sous-titre du très beau livre de Madame Alexandre-Debray évoquant la mystique d’un athée avec la gloire en guise de vie éternelle ! Ce témoignage vaut plus modestement pour notre Pays de Retz dont il nous dit que Schœlcher l’aimait !

   

SCHŒLCHER ET LE 2 DÉCEMBRE

                Dans le beau discours qu'il a prononcé à Houilles devant le monument de Victor Schœlcher, M. Louis Herbette, conseiller d'Etat, ami personnel de l'auteur du décret sur l'abolition de l'esclavage, a parlé en ces termes excellents du rôle du Schœlcher à la barricade de la rue Sainte-Marguerite, et des souvenirs que l'illustre défunt avait gardés de cette page de sa vie :

 

                « Le jour où, sous la 3e République, l'immense foule de Paris est allée manifester à la tombe de Baudin, en souvenir de la résistance au coup d'Etat napoléonien contre la 2' République, un groupe de citoyens s'est rendu à la maison de Schœlcher, rue de la Victoire, apportant une adresse et une couronne civique à celui qui avait protesté, lui aussi, on décembre 1851, sur la barricade Saint-Antoine. Mais il avait marché, poitrine en avant, vers la troupe, pour l'adjurer de respecter la loi ; et les fusils l'avaient épargné, pour atteindre son collègue planté avec son écharpe comme un drapeau vivant sur l'amas de pavés. Le fait d'avoir survécu en s'exposant davantage et le courage d'avoir si longuement continué la bataille contre la dictature ont-ils diminué le mérite du proscrit ? Honneur à ceux qui tombent ; mais honneur aussi à ceux qui restent debout ! Debout est resté Schœlcher jusqu'à 88 ans. Le 2 décembre 1893, dernier anniversaire de cette date pour le vieillard qui allait mourir avant la fin de l'année, des républicains, ses amis personnels, des représentants du Parlement, de l'administration et de la magistrature, de la science et de l'art, de la presse, venaient ici même, à Houilles, dans la maison où s'abritaient les derniers jours du vénéré maître. Saint suprême à l'ancêtre encore vivant, qui leur disait avec un doux sourire : « Merci de m'apporter un si beau soleil couchant. » Avec quelle émotion, poussée jusqu'aux larmes, il accueillait ces témoignages d'attachement! Il voyait sans orgueil luire cette lumière qui ne rayonne vraiment qu'après la vie, la gloire. Avec un poignant attendrissement, il recevait des fleurs des pays qu'il aimait, offertes par des enfants ; une inscription gravée en bronze, un bronze déjà pour annoncer ceux qui perpétuent ses traits ; enfin, un document commémoratif, signé des manifestants et conçu en ces termes :

 

                LE 2 DÉCEMBRE

                A NOTRE CHER ET VÉNÉRÉ

                VICTOR SCHŒLCHER

                Souvenir de citoyens, ses admirateurs et ses amis, heureux de lui présenter le témoignage de leur attachement, quarante-deux ans après le 3 Décembre 1831, et dans la 24e année du rétablissement de !a République.

 

                Ces manifestants emportaient, avec la photographie qu'ils venaient de prendre de Schœlcher au milieu d'eux — son dernier portrait —les réconfortantes paroles du vieillard, bientôt moribond, dont la lucidité d'intelligence et la chaleur d'âme les avaient tant frappés ; dernier effort de la voix et dernier éclat des yeux qui allaient s'éteindre : « — Merci ! murmura-t-il. Vous me donnez un des plus grands bonheurs et un des plus grands honneurs de ma vie ».

                Et il répétait que sa vie était finie, que l'accablement le prenait sans cesse comme après une trop longue marche ; que c'était pour le bonheur du pays, sa plus constante préoccupation, qu'il fallait faire des vœux dans cette dernière visite. »

 

Le Rappel du 8 juillet 1904

 

 

Monument1904_Schoelcher.JPG

 

J’aurais aimé illustrer cet article par la photographie prise le 2 décembre 1893 chez Victor Schœlcher. Hélas, la dernière image de l’abolitionniste de l’esclavage semble avoir disparu ! A défaut, voici une photographie du monument de Houilles prise au moment de son inauguration.

 

 

 



[1] P. PIPAUD Les vacances pornicaises de M. Schœlcher, Revue des Historiens du Pays de Retz 2009

[2] Voir la bibliographie détaillée (1869-1893) dans Anne GIROLLET, Victor Schœlcher, abolitionniste et républicain, Karthala 2000. Le Rappel est désormais en ligne sur Gallica.

[3] Gaston Gerville-Réache (1854-1908) ami de Schœlcher, député de la Guadeloupe (1881-1906). Il est surnommé par son biographe Yvon Le Villain « l’héritier de Schœlcher »

[4] Victor Schœlcher l’homme qui a fait abolir l’esclavage, Perrin 1983

[5] Jean-Pierre Manau (1822-1908) procureur originaire du Tarn-et-Garonne. Il s’est distingué dans la cause Dreyfusiste.

[6] Louis Herbette (1843-1921) conseiller d’Etat, directeur de l’Administration pénitentiaire (1882-1891).

[7] Auguste Bartholdi (1834-1904) célèbre sculpteur du Lion de Belfort et de la Statue de la Liberté.  C’est un ami de Louis Herbette.

[8] Gustave Roch (1844-1923) député de la 2e circonscription de Nantes (1893-1919)

[9] Maurice Sibille (1847-1932) député de la 1ère  circonscription de Nantes (1889-1932)

[10] Emmanuel Benner (1836-1896), peintre alsacien mort à Nantes. Louis Herbette lui a consacré une brochure (Paris 1897)

[11] Il doit s’agir de Hippolyte Dominique Berteaux (1843-1928) peintre du plafond du théâtre Graslin à Nantes.

[12] Emile Herbette (1835-1898), frère aîné de Louis, notaire à Rueil et conseiller général de Seine-et-Oise.

[13] Amiral Pothuau, (1818-1882) ancien ministre de la Marine et sénateur inamovible comme Schœlcher.

[14] Olgar Thierry-Poux (1838-1894)  a travaillé sur les origines de la typographie en France. Natif de Montauban, il faisait sans doute partie de l’Amicale des Tarn-et-Garonnais animée par Louis Herbette.

[15] Georges Debrie (1856-1910) architecte à Paris.

[16] Louis-Eugène Mouchon (1843-1914) également graveur de timbres-poste, notamment un type de Semeuse.

[17] Gustave Umbdenstock (1846-1940)

[18] Paulin Tasset (1839-1921)

[19] Journaliste à la Tribune du Sud-Ouest dans laquelle Louis Herbette publie quelques articles.

[20] Comme le droit triomphe de la force, l’amour triomphe du temps par la fidélité.

Tag(s) : #De l'histoire locale à la grande Histoire